1⃣ Les origines proche-orientales du tabou La domestication du porc a commencé il y a 10 000 ans en Mésopotamie, avant de gagner d'autres régions comme la Chine, l’Égypte, l'Europe, etc. Rapidement, la viande de porc devient très populaire, surtout chez les classes supérieures.

Chez les Grecs, le porc est apprécié par les hommes mais aussi par les dieux : les porcelets sont fréquemment sacrifiés aux divinités. En Orient, le porc est associé à la fertilité, et on le sacrifie afin d'obtenir une descendance nombreuse.

Mais l'image prestigieuse du porc va progressivement s'éroder à partir du 2ème millénaire avant J-C. En Égypte, le porc acquiert rapidement l'image d'un animal hostile et agressif. Cette image découle probablement d'accidents provoqués par des porcs en vagabondage.

Rappelons qu'au 12e siècle, Philippe, fils du roi Louis VI le Gros et héritier du Trône de France, est renversé et tué par un cochon ! En tout cas, au Proche-Orient, le porc est associé aux divinités du chaos. On l'utilise même comme arme de guerre dans certaines armées.

Il faut cependant attendre les Textes des Sarcophages pour voir les premières condamnations à l'encontre du porc. Dans un de ces textes, Seth, le dieu du chaos et meurtrier d'Osiris, prend la forme d'un porc noir. Suite à cela, le porc devient l'interdit du dieu Horus.

Un autre texte (TC 158) interdit aux prêtres de consommer du porc dans certains cas précis. C'est la toute première mention d'un interdit alimentaire visant le porc, qui va ensuite se généraliser à une large partie du Proche-Orient.

2⃣ Les explications "rationnelles" Pourquoi l'interdit du porc, d'abord limité aux prêtres de l’Égypte pharaonique, s'est-il propagé dans les pays voisins ? De nombreuses hypothèses ont été proposées par les spécialistes ⬇️

Pour James Frazer, le cochon était autrefois sacré chez les Israélites et les Égyptiens, qui évitaient de consommer sa chair en signe de respect pour les divinités. Mais le culte fut ensuite abandonné, alors que l’interdiction de manger du porc resta ancrée dans les mœurs.

Mavin Harris souligne le rôle de la déforestation qui s’est produite au Proche-Orient durant l’Age de Bronze : le porc étant particulièrement sensible à la chaleur, son élevage serait devenu plus difficile, et ses besoins accrus en eau auraient compromis l’agriculture céréalière.

Pour Diener & Robkin, l’élevage du porc enrichissait les petits fermiers, ce qui menaçait le pouvoir et l'autorité des élites urbaines. Le tabou aurait été développé pour des raisons politiques afin de stopper l'autonomisation des villageois.

Enfin, Frederick Simoons propose une autre théorie : l'interdit serait né des tensions entre les nomades, qui ne consommaient pas de porc (sa physionomie ne lui permettant pas de parcourir de grandes distances) et les sédentaires, qui pratiquaient l'élevage du porc.

3⃣ Le porc en islam Dans le Coran, le porc fait partie des interdits alimentaires décrétés par Allah (verset 5:3), bien qu'on retrouve des prescriptions similaires dans d'autres textes de l'Antiquité comme le Talmud (Traité Sanhédrin 56a-b) et les Homélies Pseudo-clémentines.

Dans son Histoire Naturelle, Pline nous apprend cependant que l'Arabie ne possède pas de cochons, sans doute à cause du climat et du manque d'eau. Et l'historien Sozomène affirme que les Arabes préislamiques, suivant la coutume juive, s'abstenaient déjà de manger du porc.

Quel est donc l'intérêt d'interdire la consommation d'un animal dont les Arabes s'abstenaient depuis longtemps ? Du point de vue du Sitz im Leben, ce verset s'explique beaucoup mieux dans un contexte marqué par une forte présence chrétienne, en dehors d'Arabie.

4⃣ Les raisons de l'interdit d'après les savants de l'islam Certains savants comme Tabari ont avancé l'idée que le porc sortit de l'anus d'un éléphant dans l'Arche de Noé afin de le débarrasser des ordures qui s'y trouvaient en les ingurgitant. Le porc serait donc impropre.

Une autre opinion, minoritaire, veut que les porcs seraient les descendants de juifs métamorphosés. Le cheikh Ahmad ‘Ali ‘Othman, savant d'al-Azhar, est d'ailleurs de cet avis :

Plusieurs hâdiths rapportent que Muhammad refusa de manger un lézard au motif qu'il pourrait descendre d'êtres humains transformés (Sahih Muslim 1949 & 1951).

De nos jours, les musulmans avancent des arguments plus "rationnels" : le porc serait un animal sale et vecteur de maladies et Allah aurait interdit sa consommation pour des raisons sanitaires. En vérité, cet argument vaut pour l'ensemble du bétail.

La trichinose, un pathogène découvert au 19e siècle, peut être transmise aussi bien par le porc que par le gibier, le chien, etc. De plus, tous les animaux sont susceptibles de transmettre des bactéries potentiellement mortelles si leur viande est mal cuite ou mal conservée.

D'autres animaux à l'instar de la poule sont beaucoup plus sales que le cochon puisqu'ils peuvent se nourrir d'excréments (on dit qu'ils sont scatophages). Or, le Coran n'interdit pas la consommation d'animaux scatophages !

Du point de vue des juristes, les avis sont partagés. Ibn Hazm interdit la consommation des animaux scatophages, les malikites l'autorisent, de même que les hanbalites qui précisent que les excréments doivent représenter moins de la moitié de l'alimentation de l'animal.

On le voit, l'argument sanitaire ou hygiénique ne tient pas la route, puisqu'il devrait alors s'appliquer à la quasi-totalité des animaux et que la plupart des juristes musulmans ne trouvent rien à redire au fait de consommer des animaux scatophages.

Mais surtout, cet argument est contredit par le Coran lui-même ! Aux versets 4.160-161, le Coran explique en effet qu'Allah a interdit aux juifs des nourritures excellentes à cause de leurs péchés, un peu comme on prive de dessert un enfant qui n'a pas été sage.

Ce n'est donc pas pour protéger qu'Allah interdit le porc, mais pour punir ! Le porc faisait partie de ces nourritures excellentes interdites aux juifs suite à leur désobéissance. Les musulmans qui qualifient la viande de porc de sale ou dangereuse contredisent la Parole d'Allah.

L'argument de la "punition" évoqué par le Coran s'inspire du discours développé par certains théologiens chrétiens. Justin Martyr écrit par exemple que la Loi de Moise, avec toutes ses interdictions, a été prescrite aux juifs à cause de leurs manquements (Dialogue avec Tyrphon).

Les auteurs du Coran reprennent donc à leur compte un élément de la rhétorique chrétienne anti-juive. Cependant, le Coran reconnait que Jésus a aboli certains de ces interdits (3:50), sans toutefois préciser lesquels.

Pourquoi le porc ne fait-il pas partie des interdits abolis par Jésus ? La réponse est probablement à chercher dans l'influence du judéo-christianisme sur l'islam primitif. Les judéo-chrétiens reconnaissaient Jésus comme le Messie tout en suivant une partie de la Loi juive.

Sources : - Y. Volokhine, "Le porc en Egypte ancienne" - M. H. Benkheira, "Islâm et interdits alimentaires" - H. Zellentin, "The Qurʾān’s Legal Culture" - F. Simoons, "Eat not this flesh" - M. Price, "Evolution of a Taboo" - J. Frazer, "The Golden Bough"

- M. Harris, "The Sacred Cow and the Abominable Pig" - P. Diener & E. Robkin, " Ecology, Evolution, and the Search for Cultural Origins"